Chapitre 27
Je récitai une incantation de transport. À la dernière seconde, Trsiel comprit ce que je faisais et m’agrippa la main. On atterrit à quelques pâtés de maisons de chez Paige et Lucas. Le foyer municipal se trouvait à trois kilomètres dans la direction opposée.
— Vous pouvez vous approcher davantage ? demandai-je.
— J’aurais besoin de savoir précisément où nous allons. Une carte, une adresse…
— Pas le temps.
Je me mis à courir. Trsiel s’élança à ma suite.
— Elle ne va pas s’en prendre à votre fille, Eve, dit-il. Elle ne peut pas.
— Elle ne peut pas ? répétai-je sans cesser de courir. Comment ça ?
— La nixe ne peut pas choisir les victimes de ses partenaires. Ce sont elles qui choisissent. Et qui appuient sur la détente. Elle peut leur donner la résolution nécessaire, mais pas viser pour elles.
Je tournai au coin d’une rue sans ralentir.
— Cette Lily en a après ce jeune homme, dit Trsiel. Il doit avoir un lien avec votre fille. C’est comme ça qu’elle va vous atteindre. En faisant du mal à Savannah – sur un plan émotionnel.
Je ralentis au petit trot pour laisser mon cerveau digérer l’info. Ce Brett pouvait-il avoir un lien avec ma fille ? Sans doute. Il jouait au basket – Savannah aussi. L’avait-il entraînée ? Avait-il peut-être disputé un match avec Savannah et ses amis ? Ou l’avait-elle simplement vu sur le terrain, trouvé séduisant et s’était-elle entichée de lui ?
Il devait exister un lien, mais ça ne servait à rien de traînasser en réfléchissant aux possibilités. Il nous restait trois kilomètres à parcourir et l’on ignorait totalement à quelle heure Lily commençait à travailler.
On atteignit le foyer à 9 heures passées de quelques minutes. Ce bâtiment massif à un étage se remplissait vite. Un flot constant de voitures et de monospaces traversait la zone de dépose-minute pour recracher des gamins trimballant sacs à dos et sacs marins. Tandis que les enfants et ados montaient les marches, ils se mêlaient au flot d’adultes qui débarquaient du parking et se rendaient au gymnase, à un cours ou à un club. Un samedi typique pour une famille urbaine – deux fois plus rempli que les autres jours.
On monta très vite les marches, on traversa la foule et l’on entra dans le foyer ensoleillé. Je regardai autour de moi. On se trouvait au croisement de quatre couloirs et d’un double escalier. Des rubans d’êtres humains s’acheminaient dans tous les sens.
— On ferait mieux de commencer par le cagibi, criai-je à Trsiel pour couvrir la cacophonie de rires, de cris et de saluts.
— Bonne idée. Où est-il ?
— Je n’en sais rien. Je ne suis venue ici qu’une fois, et seulement au terrain de basket. On devrait peut-être plutôt chercher là-bas. Brett venait des terrains.
— Ce qui ne signifie pas qu’il y soit aujourd’hui. Mieux vaut trouver Lily. Ensuite, ça n’aura plus aucune importance de savoir où se trouve sa cible.
— D’accord. Donc où…
— Un instant.
Trsiel disparut.
— Hé ! Qu’est-ce que…
Il se rematérialisa avant que je puisse finir.
— Il y a un sous-sol.
— Alors commençons par là.
On trouva en bas un alignement de salles qui allaient des placards de rangement à un bureau et une salle de déjeuner. Toutes étaient vides. Deux vestes étaient accrochées dans le bureau. Une veste de femme et une d’homme.
On passa le bâtiment au peigne fin pendant les deux heures qui suivirent. Seul problème : dans ce genre d’endroit, personne ne restait en place. Les gamins se précipitaient des cours de natation à la cafétéria et aux ateliers de maquettes. Les adultes filaient des tapis de jogging aux terrains de hockey sur roulettes où jouaient leurs enfants puis au café. Si l’on entrait dans une pièce pour y revenir une heure plus tard, quatre-vingt-dix pour cent des visages avaient changé.
On finit par trouver l’un des membres du personnel d’entretien – un homme âgé. Mais aucune trace de sa collègue.
On ratissait le bâtiment pour la quatrième fois lorsqu’on s’arrêta à la garderie de l’étage, près de la fenêtre qui donnait sur l’entrée. En dessous, le flux de voitures déposant des enfants avait ralenti à l’approche de midi. Une brève pause à l’heure du déjeuner, puis tout recommencerait.
— Donc Lily n’est pas ici ? demandai-je à Trsiel. Ou est-ce qu’on passe simplement notre temps à la manquer ?
— Nous n’avons pas encore vu de femme de ménage. Et il y avait bien une veste de femme, en bas.
— Mais est-ce qu’elle n’était pas déjà là hier ? C’est le printemps. Quand on vient travailler en manteau d’hiver, il peut faire assez chaud l’après-midi pour qu’on oublie de rentrer avec. Merde ! Et si…
J’entrevis une moto en train de quitter la zone de dépose-minute et me retournai pour y regarder de plus près, invoquant ma vision à longue distance. Après un seul coup d’œil, je franchis la porte en courant.
— Que se passe-t-il ? demanda Trsiel en se précipitant à ma suite.
— Cette moto. C’est celle de Lucas. Lucas Cortez. Le tuteur de Savannah. Elle est ici. Savannah.
Trsiel me saisit par l’épaule mais je le repoussai, traversant la foule pour me diriger vers les marches.
— Pas de panique, Eve, me lança Trsiel en courant sur mes talons. Peut-être qu’on dirait sa moto…
— C’est sa moto. C’est une pièce de collection. Très rare. Il les restaure.
— Peut-être qu’il déposait sa femme, Paige. Vous m’avez dit qu’elle venait ici…
— Il n’y avait pas de casque à l’arrière de la moto.
— Quoi ?
— Paige aurait laissé son casque. Savannah a quinze ans. Elle a dû l’emporter avec elle.
Le silence de Trsiel m’informa que ça ne répondait pas à sa question, mais je ne comptais pas gaspiller ma salive à lui expliquer le supplément de classe que le fait de porter un casque de moto apportait aux ados. Je traversai le mur solide de gamins qui montaient vers la cafétéria et dévalai les marches si vite que je trébuchai. Trsiel me rattrapa. Je me redressai, le repoussai et me remis en marche. Je m’arrêtai à quelques marches du bas. Je regardai au-dessus de cet océan de têtes. Les gens passaient leur temps à me traverser, à me boucher la vue. Je montai sur la balustrade pour mieux y voir.
— Eve, dit Trsiel, posant la main sur ma jambe pour me stabiliser. Si nous trouvons Lily, elle ne pourra faire de mal à personne, pas même à Savannah.
— Alors allez chercher Lily. Je vais trouver…
— J’ai besoin de vos yeux, Eve.
Une forme miroita en dessous, de l’autre côté de la rampe. Kristof apparut, levant les yeux vers moi.
— Oh, Dieu merci, chuchotai-je. Kris ! C’est Sav…
— Je sais, dit-il, bras tendus pour m’aider à descendre. Je vais la trouver. (Il m’abaissa à terre.) Vous, cherchez la nixe.
Je lui serrai la main.
— Merci.
Trsiel fonça à travers la foule, me saisit par le coude et m’entraîna.
— Le terrain de basket, lançai-je à Kristof en désignant l’extrémité nord du bâtiment. C’est par là.
Kris hocha la tête et fila en courant.
On revint à notre point de départ : les cagibis du sous-sol. Tandis qu’on filait le long du couloir en direction de la cafétéria et du bureau, quelque chose tomba à terre avec un bruit métallique dans l’une des remises, comme si un balai se renversait. Je me dirigeai vers la source du bruit. Puis, du bout du couloir, nous parvint une sonnerie de téléphone étouffée. Quelqu’un répondit à la première sonnerie par un « allô » aigu et féminin.
Trsiel changea de cap. Je filai devant lui et traversai en courant la porte fermée du bureau. De l’autre côté, une silhouette féminine mince et aux cheveux pâles nous tournait le dos. Une musique discordante s’échappait d’une radio bon marché sur le bureau, se mêlant au bruit de la conversation téléphonique. Je m’avançai d’un pas, puis vis la main noueuse qui serrait le combiné. L’agent d’entretien de sexe masculin.
Alors que j’allais repartir, la chanson s’arrêta à la radio et les mots de l’homme d’entretien me parvinrent plus nettement.
— … porte de sortie ne devrait pas être verrouillée. Je les ai toutes ouvertes moi-même ce matin. (Une pause.) Dans quelle pièce ? (Pause. Soupir.) J’envoie Lily. (Il raccrocha, puis marmonna.) Si j’arrive à la trouver. Cette emmerdeuse se fait encore plus rare que d’habitude aujourd’hui.
Il prit le talkie-walkie. Trsiel et moi, on resta sur place, espérant entendre le numéro de la pièce afin de pouvoir nous y rendre. L’homme d’entretien enfonça le bouton d’appel quatre fois mais ne reçut que des parasites en réponse.
— C’est feignant à cet âge-là, grommela-t-il.
Il se dirigea vers la porte et tira dessus. Elle ne s’ouvrit pas. Il renouvela sa tentative, mais elle resta fermée.
— Et merde ! dit-il en tirant sur la porte.
Je la traversai. On avait passé le manche d’un balai à travers la poignée. J’échangeai un coup d’œil avec Trsiel, puis fonçai vers l’escalier.
Au rez-de-chaussée, toutes les portes du couloir s’ouvrirent en grand puis claquèrent tandis que des enfants sortaient des cours à toute allure. On se dirigea vers le gymnase. Alors qu’on tournait à un coin, un cri aigu transperça le vacarme. Je bondis à travers le mur et émergeai dans le vestiaire des garçons. Deux gamins de dix ans se donnaient des coups de serviette mouillée, qu’ils esquivaient en bondissant avec des rires perçants.
On traversa le mur d’en face pour nous retrouver dans les douches des hommes.
— Faites le tour pour rejoindre le couloir, me dit Trsiel. Mais gardez l’œil ouvert et continuez à chercher ce jeune homme, ce Brett.
Alors qu’on entrait dans le vestiaire, une détonation retentit bruyamment. Un homme qui s’appuyait contre un casier sursauta et se cogna la tête contre l’étagère métallique.
— Merde ! s’exclama-t-il. Ces gamins ont encore récupéré des pétards ?
— Non, ça venait des salles de classe. Ça doit être le club de science, répondit un autre homme en riant. Ces gosses. Tu te rappelles la fois où ils ont…
Trois nouveaux coups. Puis un hurlement. Tandis que Trsiel et moi nous précipitions vers le couloir, l’un des hommes s’écria :
— Quelqu’un tire avec un flingue. Oh mon Dieu ! Brooke ! Brooke !
On fonça à travers le mur pour entrer dans le vestiaire des femmes. À l’intérieur, des mères criaient le nom de leurs enfants tout en se précipitant vers la porte, à moitié vêtues. D’autres s’emparèrent de leur téléphone portable pour appeler le 911, tandis que d’autres encore fonçaient vers une sortie de secours qu’elles trouvèrent fermée.
— L’alarme d’incendie ! hurla quelqu’un. Tirez l’alarme d’incendie !
Une adolescente fonça sur notre chemin en direction de l’alarme, mais celle-ci résonna avant qu’elle puisse l’atteindre.
Le couloir grouillait à présent de gens qui cherchaient tous à atteindre la porte d’entrée. Je crus entendre un coup de feu, mais les cris et hurlements qui nous entouraient étaient trop bruyants pour que je puisse déterminer la direction, sans parler de la localiser précisément. Je perdis bientôt Trsiel de vue. Plutôt que de m’arrêter pour le chercher, je continuai à traverser la foule en courant.
La main de Trsiel saisit la mienne et me tira en arrière.
— Par ici, dit-il. Les premiers coups de feu venaient de par là. L’un des hurlements lointains prit une note plus aiguë qui trahissait bien plus que la panique. Des cris de douleur.
Les bruits nous conduisirent dans une pièce remplie de bicyclettes fixes. Une femme était recroquevillée par terre dans un coin, hurlant tandis qu’une femme âgée nouait un garrot autour de sa cuisse, cherchant à arrêter le flot de sang. Une musique guillerette passait en fond sonore, accompagnée d’une voix enjouée qui enjoignait les auditeurs à pédaler « plus vite, mais pas trop – gardez vos forces pour cette grande colline à la fin ».
De l’autre côté de la pièce, une femme de mon âge était toujours assise sur une bicyclette et pédalait de façon irrégulière, s’arrêtant puis recommençant, ouvrant de grands yeux sous l’effet du choc. Du sang coulait d’une coupure faite par une balle sous son bras. Du sang mêlé de fragments gluants aspergeait également son visage. Ce n’était pas le sien mais celui d’un homme situé devant elle. Il était étendu en arrière sur son vélo, les pieds toujours coincés dans les courroies des pédales, un trou sanglant à la place de l’œil.
Derrière eux, une jeune femme était étendue à terre, prise de convulsions, tandis qu’un jeune homme en jogging, penché sur elle, lui disait : « Tout va s’arranger ma chérie, accroche-toi ma chérie, les secours arrivent. »
Balayant la pièce du regard, je me rappelai ces coupures de journaux que j’avais vues dans les souvenirs de Lily. Pas des meurtres isolés, mais des massacres. Lily disait vouloir qu’on la remarque. Qu’on se souvienne d’elle. Il ne s’agissait pas de tuer un homme qui l’avait méprisée. Mais tous les gens qui la méprisaient, ce qui signifiait toutes les personnes qu’elle croiserait, toutes celles qu’elle pourrait atteindre.
— Savannah !
Trsiel me saisit par le bras.
— Non ! dis-je en cherchant à me dégager.
Sa prise se raffermit, aussi solide et inflexible que celle de la nixe.
— Allez vous assurer que Savannah est saine et sauve. Puis mettez-vous en chasse. Si vous voyez Lily – si vous croyez même la voir – appelez-moi. N’essayez pas de l’arrêter. Vous ne pouvez pas.
— Je sais.
Il relâcha mon bras et je me précipitai vers le gymnase.